« Je suis
Hermès à qui la science a été donnée ; j’ai fait cet ouvrage merveilleux en
public, mais ensuite je l’ai caché par les secrets de mon art, en sorte qu’il
ne puisse être découvert que par un homme aussi savant que moi. »
Pseudo Apollonius, De secreti nature
C'est sous
le nom Apollonios de Tyane qui a été arabisé en Balînoûs Toûânî, qu'apparaît
pour la première fois la courte et très célèbre Table
d'émeraude d'Hermès Trismégiste, la Bible de l'hermétisme
et de l'alchimie,
dans le Livre du secret de la Création (Kitâb sirr-al-Khalîqa)
Le texte arabe date du IXe siècle ; il sera traduit en
latin vers 1140 par Hugues de Santalla sous le titre Secretum Secretorum.
« C'est
ici le livre du sage Bélinous [Apollonios de Tyane], qui possède l'art des
talismans : voici ce que dit Bélinous. […] Il y avait dans le lieu que
j'habitais [Tyane] une statue de pierre, élevée sur une colonne de bois ;
sur la colonne, on lisait ces mots : "Je suis Hermès, à qui la science
a été donnée…" Tandis que je dormais d'un sommeil inquiet et agité, occupé
du sujet de ma peine, un vieillard dont la figure ressemblait à la mienne, se
présenta devant moi et me dit : "Lève-toi, Bélinous, et entre dans
cette route souterraine, elle te conduira à la science des secrets de la
Création…" J'entrai dans ce souterrain. J'y vis un vieillard assis sur un
trône d'or, et qui tenait d'une main une tablette d'émeraude… J'appris ce qui
était écrit dans ce livre du "Secret de la Création des êtres"… [« Table
d'émeraude »] Vrai, vrai, indiscutable, certain, authentique ! Voici,
le plus haut vient du plus bas, et le plus bas du plus haut ; une œuvre
des miracles par une chose unique… »
Le traité du
Secret de la Création des Etres est
composé en cinq livres ainsi qu'un
prologue.
Nous sommes redevable
au grand orientaliste Antoine Sylvestre de Sacy d'une étude sur le Secret
de la Création des Etres, manuscrit arabe 959 de la Bibliothèque
Nationale (qui contient le livre du sage Bélénous). («
Le livre du secret de la créature, par le sage Bélinous : manuscrit arabe de la
Bibliothèque du Roi n° 959, in-4° de 117 feuillets », Notices
et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. IV, Paris, an 7
[1799], p. 107-158).
G. E.
Monod-Herzen, biographe de Sri Aurobindo, a résumé cette dernière étude dans un
de ses chapitres de son Alchimie
méditerranéenne (1962) et décrit l'essentiel de ce texte dans "L'Alchimie et son code symbolique":
«Un siècle avant le grand
alchimiste de Bagdad que fût Jabîr ibn Hayyan avait été composé "Le Livre
des Secrets de la Création des Etres"... dont la dernière page contient la
célèbre Table d'Emeraude. Ce texte existe en Europe en plusieurs manuscrits
arabes; l'un des meilleurs est au fond arabe de la Bibliothèque Nationale de
Paris, sous la côte: in4°959. Ce traité partage avec la Philosophie Hermétique
l'intéressante particularité de ne parler
en aucun point d'alchimie u de transmutation tout en étant considéré
comme essentiel par les Adeptes.
Il est également important pour la philosophie scientifique et pour
l'histoire de la pensée occidentale: il n'a jamais été traduit et publié en
langue moderne. On en trouvera une analyse très complète, par Silvestre de Sacy , dans les Notices des Manuscrits du Roi; Paris An VII
(1799).»
A popos du De secreti nature du Pseudo Apollonius par Graziella Federici Vescovini:
«Ainsi qu'Irone Caiazzo l'a
montré [1], le De secreti nature du Pseudo Apollonius n'a eu que très peu de
lecteurs. par ailleurs, on ne sait pas encore avec certitude si cet ouvrage a
été transmis directement dans le texte arabe ou plus probablement dans la
version latine de Hugues de Santalla, qui est la première des trois rédactions
latines que nous possédons effectivement.
Le
texte latin reproduit dans le De
essentiis de Hermann de Carinthie introduit des variantes par rapport au
texte arabe traduit par Hugues et ne cite jamais textuellement la Table
d'émeraude, comme on peut le constater en lisant le texte du De secretis nature du pseudo-Apollonius
édité par Françoise Hudry [2].
La
deuxième version, qui a eu une plus large diffusion au Moyen Age latin et à la
Renaissance, a été celle contenue dans le Liber
Hermetis de alchimia ou Liber dabessi,
dont on a publié en 1928 [3] une version abrégée en six chapitres.
En effet, au début du XIIIème siècle on se réfère à la Tabula smaragdina en citant les formulations du Liber dabessi, telles qu'elles se
trouvent dans l'ouvre encyclopédique d'Arnaud de Saxe, un auteur qu'on ne
commencé à mieux connaître que ces dernières années grâce aux cinq tomes de son
Liber de floribus rerum naturalium
étudiés par Isabella Drealants, qui le situe vers 1220. Dans ses recherches, en
partant de la révision de l'édition de E. Stange de 1905 [4], elle a établi que les auctoritates
citées par Arnaud sont presque toujours rapportées fidèlement et que celles
qui concernent le Liber alchimie Hermetis
semblent se référer à la Table d'émeraude d'après la rédaction du Liber dabessi [5].!»
Graziella Federici Vescovini ,
Le Moyen Âge magique: la magie entre religion et science du XIIIe au XIVe siècle
[1].I.Caiazzo. «Note Sulla fortuna della "Tavola
Smeraldina" nel Medioevo latino», dans Hernetism,
op. cit.. p. 697-700; M. Mandosio, « La Tabula Smaragolina nel Medioevo latino».
ibid.. P. 68l-696.
[2].F.Hudry (éd.). «Le -De
secretis nature"», op. cit. p.
23-34; Hermann de Carinthie, De essentiis,
Ch. Burnett (éd.).
Leiden, Brill, 1982, p. 130.
[3].R.Stecle, D.W.Singer. «The -Esrmerald Table"
("Liber Hermetis de Alchimia")», Proceedings
of the Royal Society of Medecine. Section of the History of Medecine 21
(1928). p. 41-57; A. Colinet. « Le "Livre d'Hermès" intitulé "Liber
dabessi" ou "Liber rebis" ».
Studi medievali 36/2 (1995). p. 1011-1052.
[4]. E. Stange. Die Encyklopädie des Arnoldus Saxo zum
ersten Mal nach einem Erfurt Codex, Erfurt. Königlisches Gymnasium zu
Erfurt, 1905.
[5]. I. Draelants. « Une
mise au point sur les œuvres d'Arnoldus de Saxe (l re et 2e parties)», Bulletin de philosophie médiévale, 34
(1992). p. 163-180 et 35 (1993). p. 130-149.
Le De
secretis naturæ du Pseudo-Apollonios de Tyane, traduction latine par Hugues
de Santalla du Kitâb sirr al-Khalîqa de Balînoûs, a été traduit et
présenté par Françoise Hudry, Chrysopoeia, Revue publiée par la Société
d'Étude de l'Histoire de l'Alchimie, VI (1997-1999) : Cinq traités
alchimiques médiévaux, Paris-Milan, Archè, 2000, p. 1-154.
Une critique de cette étude a été faite par Jean-Marc Mandosio, spécialiste de la littérature néolatine:
Françoise Hudry (éd.),
« Le De
secretis nature du ps.-Apollonius de Tyane, Chrysopœia, 6, 1997-1999
[2000], p. 1-154. Union Académique Internationale, Bruxelles, Belgique, 2004.
http://hdl.handle.net/2042/51710
Le Kitâb sirr al-halîqa w a s a n ’a
al-tabVa («Livre du secret de la création et de l'efficacité de la nature »)
est un traité arabe du IXe siècle, supposèrent rédigé par le célèbre mage-philosophe
grec Apollonius de Tyane (« Balinûs » en arabe), qui n’aurait lui-même fait que
recopier un livre d’Hermès Trismégiste découvert par ses soins dans une crypte,
comme l’expose le prologue de l’ouvrage [1].
Des deux rédactions - longue et courte - du texte arabe, seule la courte a fait
l’objet d’une traduction latine, effectuée dans la première moitié du XIIe siècle
par Hugues de Santalla, et cette traduction ne subsiste que dans deux
manuscrits, tous deux conservés à la Bibliothèque nationale de France : Lat.
13951 (première moitié du XIIe s., anciennement à l’abbaye de
Saint-Germain-des- Prés) et Lat. 13952 (XVIIe s.), copie de sauvegarde du
précédent. Le titre utilisé est celui de l' explicit (Liber Apollonii
de secretis nature et oc< c> ultis rerum causis), tandis que l’incipit
indique, à l’imitation du texte arabe («Ceci est le livre de Balinûs sur les causes
») : Incipit
liber Apollonii de principalibus rerum causis.
On reconnaît dans cette version latine, qui est plutôt une adaptation
qu’une traduction fidèle, les six parties du texte arabe - (1) le créateur et
ses créatures, (2) les corps célestes et la météorologie, (3) les minéraux, (4)
les plantes, (5) les animaux, (6) les êtres humains -, mais la structure
d’ensemble est différente : le volumen primum, intitulé De causa materiali, part du créateur
pour arriver aux plantes ; le volumen
secundum, intitulé De secretis
creature formam recipientis, regroupe les êtres pourvus d’âme (forma). L’ouvrage comprend en outre un
prologue et un épilogue narratifs, où Apollonius - ego Apollonius, in prestigiis admirandus -raconte son entrée, à la
suite de diverses péripéties, dans la crypte située aux pieds d’une lapidea effigies d’Hermès, multiplici colorum varietate prefulgens,
quam eiusdem opifex illustris supra vitream columpnam invacillanter atque
firmius locaverat. Il y découvre, dans les mains d’un senex in aureo scabello residens qui n’est autre qu’Hermès, un
livre - le De secretis naturœ - portant
ces mots : Hic sunt geniture archana et principales omnium rerum cause, et une
tabula viridissimi smaragdinis surmontée
de l’inscription : Hic expressa nature inscribitur efficacia.
C’est la très célèbre Table d’émeraude,
qui constitue en quelque sorte le complément pratique du livre des « secrets de
la nature ». Le texte de la Table, aussi court qu’énigmatique, figure à la
toute fin de l’épilogue.
La publication de l’édition procurée par Françoise Hudry (qui circulait
déjà depuis quelque temps) [2] est
bienvenue. Elle permet de consulter commodément un texte important, non
seulement en vertu des théories cosmologiques et physiques qu’il contient, mais
aussi sous l’angle stylistique et linguistique. S’agissant d’une « édition de
travail » visant surtout à mettre le texte à la disposition des chercheurs,
elle ne comporte que très peu de notes explicatives (ce qui n’est peut-être pas
un mal).
Pour ce qui est des théories, il faut se référer au livre de P. Travaglia
déjà cité (Una cosm ologia ermetica...), qui constitue un premier effort très
appréciable d’élucidation de cette « cosmologie hermétique ». Il comprend
quatre parties : un essai sur « la doctrine des éléments » dans le texte arabe
et dans le texte latin (p. 17-155) ; une anthologie bilingue annotée (dont il a
déjà été question en note) ; un « glossaire raisonné arabo-latin des termes-clé
» (p. 259-275) ; et une étude sur « le Sirr [mais il aurait mieux valu dire, pour
éviter toute confusion, le De secretis naturœ] dans la littérature
scientifique du XIIe siècle» (p. 277-337), à travers l’influence du texte
d’Hugues de Santalla sur le De essentiis
d’Hermann de Carinthie et sur le De elementis de Marius [3]. Ce travail est un peu biaisé, dans
l’ensemble, par une tendance à surinterpréter le texte en se fondant sur une
idée préconçue de ce que la doctrine « hermétique » est censée être (et de son
identité avec la doctrine alchimique), et par le recours fâcheux à des textes
alchimiques, arabes ou latins, postérieurs au Kitâb sirr al-halîqa, pour élucider rétrospectivement le contenu doctrinal
de ce dernier. Le texte risque de se trouver ainsi beaucoup plus « chargé » de
sous-entendus alchimiques ou « occultes » qu’il ne l’était au départ - même si
l’explication de la génération de tous les métaux à partir du mercure et du
soufre est incontestablement d’origine alchimique. Le livre de Travaglia est
une lecture indispensable pour aborder le De
secretis naturœ, mais il doit être utilisé de façon réfléchie.
En ce qui concerne les aspects stylistique et linguistique de la version
d’Hugues de Santalla, tout reste à faire. Le texte est évidemment un document
fondamental pour l’étude de la constitution du vocabulaire philosophique dans
le monde latin médiéval, et le glossaire arabo-latin établi par Travaglia ne
peut être considéré que comme une lointaine ébauche du véritable index
raisonné qui serait nécessaire. Mais pour établir ce dernier, il faudrait disposer
d’une édition très fiable, exigence qu’une simple «édition de travail » ne peut
pas satisfaire. En effet, le texte du ms. de la B.N.F. latin 13951 est souvent
incompréhensible ou fautif, et cela saute aux yeux dès lors qu’on entreprend de
le traduire ou de comparer la version latine avec le texte arabe (je me suis
fondé sur les traductions partielles existantes du texte arabe pour effectuer
un sondage). En voici un exemple. Dans le prologue (p. 23), le texte inscrit
sur la statue multicolore d’Hermès érigée sur une colonne de verre dit : Ego
Hermes hoc in publico construxi simulacrum, ad quod tamen ex mei opificis
decreto nullus accedere présumat nisi philosophus ego («Moi, Hermès, j ’ai
édifié cette statue en [un lieu] public, à laquelle cependant, par le décret de
mon artisan, personne ne pourra accéder sinon moi, le philosophe »). La formule
ex
mei opificis decreto nous fait entrevoir Dieu décrétant que nul autre qu’Hermès
ne pourrait accéder à sa propre statue, ce qui est déjà un peu bizarre, d’autant
plus que, quelques lignes plus loin, un mystérieux vieillard apparaît en songe
à Apollonius pour lui indiquer la façon d’entrer dans la crypte située sous la
colonne. Il y a donc manifestement une erreur dans la transcription du texte,
qui ne devrait pas se référer à la statue elle-même, mais à la construction
souterraine dont elle marque l’emplacement. Et en effet, le texte arabe, que je
cite ici d’après la traduction de Silvestre de Sacy, nous dit: «Je suis Hermès
à qui la science a été donnée ; j’ai fait cet ouvrage merveilleux [la crypte]
en public, mais ensuite je l’ai caché par les secrets de mon art, en sorte
qu’il ne puisse être découvert que par un homme aussi savant que moi. » Ainsi, tout
s’éclaire: le traducteur a pris l’« ouvrage merveilleux» construit par Hermès
pour la statue, d’où ce simulacrum qui
rend le texte latin incohérent ; en revanche, l’étrange ex mei opificis decreto, « par le décret de mon artisan », est une
erreur de copiste pour ex mei opificii
secreto , « par le secret de mon art » ; quant au pataquès final (nisi philosophus ego), il résulte de
nouveau d’une traduction fautive, car si l’omission du comparatif avait été le
fait du copiste, on aurait me et non ego. Les innombrables exemples du même
type que l’on pourrait apporter montrent que l’édition quasi-diplomatique du manuscrit
de la B.N.F. ne constitue qu’un premier pas vers une véritable édition
critique, qui ne pourra être menée qu’en ayant sous les yeux le texte arabe. L’éditrice
souligne à juste titre dans son introduction qu’Hugues emploie «un latin soutenu,
recherché ( chimolea, emploi d'inquio pour inquam,
toujours de necne pour necnon), inventif (raditio, deica)». On peut y ajouter qu’il recourt volontiers à
l’amplification rhétorique. Prenons par exemple ce passage du prologue, très
court dans le texte arabe traduit par Silvestre de Sacy: «Je vais maintenant
[c’est Apollonius qui parle] vous apprendre ce qui me concerne en particulier
[« mes origines et ma lignée », dans la traduction de Pappacena] : j ’étais
orphelin du peuple de Tyane [4],
dans une entière indigence et dénué de tout ». Il devient dans la version
latine (p. 23) : Nunc vero generationis seriem
sanguinisque prosapiam nec omnino tacendam nec prorsus dicendam - posset enim
cena absque his transduci-, satis congruum autumo. Unde ad eam quam res et locus
exigit cognitionem, id solum videtur sujficere quod cum uterque parens adversis
fortune incursibus raperetur mortisque avidissima ingluvies utriusque adhuc
necessa rium ademisset solatium, me, de familia Athawaca progenitum, tanquam
qui opibus careat, facultatibus
egeat, copias abesse defleat, gemine tandem orbitatis urgente incommodo humane
sortis ritibus egenum et inconsulte victurum exposuit (« Mais maintenant, je
crois qu’il ne convient ni de taire entièrement ni de déclarer tout au long -
car le dîner peut se dérouler sans cela [5]
- ma lignée et la série de mes ancêtres. C’est pourquoi, pour la connaissance
qu’exigent la matière et le lieu, il paraît suffisant de dire que, mes deux parents
ayant été emportés par les assauts d’une fortune adverse, et l’insatiable
avidité de la mort m’ayant ôté la consolation, encore si nécessaire, de leur
présence, moi, engendré de la famille de Tyane, comme quelqu’un qui, dépourvu
de richesses, privé de ressources, déplore son manque de biens, le désagrément
pressant d’un double orphelinage m’a donc conduit à être abandonné, selon les rites
de la destinée humaine, [en étant] pauvre et appelé à vivre sans être
respecté»). Les sèches indications du texte original deviennent un discours
fleuve, écrit par Hugues dans un style antiquisant et raffiné (on notera en
particulier l’emploi des termes prosapia, ingluvies, orbitas, et l’allusion
à l’expositio des enfants
abandonnés).
F. Hudry croit déceler (p. 16) dans le texte du manuscrit «une origine
espagnole, proche du traducteur », à cause de «la confusion constante sur les
consonnes doubles, ainsi que, peut-être, les couleurs utilisées » dans les
rubriques. Mais elle n’épilogue pas sur le fait que la forme Athawaca employée par Hugues, dans
l’extrait qui vient d’être cité, pour rendre l’arabe Tuana («Tyane»), est étonnante. Elle déclare certes (p. 3) que «le
problème des noms propres » tels qu’ils apparaissent dans la traduction « reste
entier » et que, « déjà très difficile à résoudre pour l’édition arabe, la
conversion en caractères latins ne lui apporte rien». Mais on lit dans l ’étude
autrefois consacrée par Ruska à la Table
d ’émeraude [6] que «la
défiguration du nom de “Tyane” en latin (Athawaca)
» pourrait s’expliquer par une influence de la forme hébraïque de ce nom. Hudry
elle-même cite en note (p. 23) le vieil article de Nau auquel renvoyait Ruska [7], sans en tirer la moindre
conséquence. Dans cet article, au milieu d’un certain nombre d’affirmations
fantaisistes, l’auteur écrivait (p. 99) : «Il semble qu’[Hugues de S.] a
traduit sur l’hébreu et non sur l’arabe, car Tuanah est
devenu Thawaca (ou Tuaca), et ce changement de n en c
ne s’explique ni par une faute d’arabe ni par une faute de latin, mais seulement
par une mauvaise lecture de l’hébreu (caf
pour noun)», et il ajoutait que
cette forme se retrouve dans le ms. hébreu 1016 de l’actuelle B.N.F., contenant
un texte également imputé à Apollonius de Tyane [8]. L’argument est paléographiquement valable en hébreu mais,
contrairement à ce que proclamait Nau, la confusion entre noun et qâf n’est pas impossible en arabe, particulièrement dans l’écriture
du Maghreb. Il semble donc inutile de spéculer sur l’éventuelle présence d’une
version intermédiaire en langue hébraïque entre le texte arabe et son
traducteur ; il n’était toutefois pas inutile de se pencher sur cette question.
Un mot pour finir sur la Table d’émeraude, sur laquelle s’achève
le De
secretis naturœ. Ce n’est pas un hasard si l’édition de ce dernier est
publiée dans une revue consacrée à l’histoire de l ’alchimie [9]. La Table d'émeraude a, en effet, rapidement été annexée
par les alchimistes, arabes puis latins, qui y ont reconnu (à tort ou à raison)
un résumé de leur art, si bien qu’elle a fini par être considérée comme le texte alchimique par excellence. Hudry
relève pertinemment que «la Tabula smaragdina ne s’est pas diffusée
à partir du De secretis nature », car
la version qu’en donne Hugues n’est jamais citée par les alchimistes médiévaux.
Elle précise que la diffusion de ce court texte s’est effectuée « à partir du Secretum
secretorum attribué à Aristote », mais elle confond la traduction de la Table d’émeraude qui figure
effectivement dans ce dernier (traduit par Philippe de Tripoli vers 1230-1240 ;
la version de Jean de Séville, antérieure d’un siècle, ne comprenait pas la
partie alchimique) avec la version latine la plus répandue, habituellement
désignée comme la « vulgate », qui apparaît dans une compilation alchimique traduite
au XIIe siècle et connue sous divers titres (Liber Hermetis de alchimia, Liber dabessi, Liber rebis, etc.).
Cette méprise était excusable, car les alchimistes médiévaux, suivis en cela
par les historiens de l’alchimie et les bibliographes, n’ont pas clairement distingué
ces deux versions [10]. En tout cas,
l’intérêt du De secretis naturœ est loin de se limiter à l’alchimie, qui n’est,
encore une fois, qu’un élément parmi tous ceux qui composent l’ouvrage, vaste
synthèse décrivant l’ensemble des « causes cachées» du monde physique [11] . Dans les limites qui sont les
siennes, l’« édition de travail» de Françoise Hudry offre aux historiens de la
philosophie et de la langue latine un matériau d’une grande richesse, qu’il
leur échoit maintenant de faire fructifier.
[1] Le texte arabe a été
édité par Ursula Weisser (Kitâb sirr
al-halîqa wa san’a al-tabî'a, Alep, 1979), qui lui a également consacré une
étude (Das Buch über das Geheimnis der
Schöpfung von Pseudo-Apollonios von Tyana, Berlin-New York, 1980). Dans sa
thèse de doctorat (Teologia e meteorologia
in un trattato ermetico in lingua araba : il Kitâb sirr al-halîqa, Naples,
2000), Massimo Pappacena a intégralement traduit en italien les livres
I (théologie) et II (météorologie) ; par ailleurs, divers extraits du texte
arabe sont traduits en regard de la version latine dans le livre
de
Pinella Travaglia, Una cosmologia
ermetica : il Kitâb sirr al-halìqa / De secretis naturae, Naples, 2001, p.
157-257. Il existe aussi une traduction française partielle, ancienne mais
toujours utile, réalisée d’après Factuel
ms. arabe 2302 de la B.N.F. par Antoine-Isaac S ilvestre de Sacy (« Le livre du secret de la créature, par le
sage Bélinous : manuscrit arabe de la Bibliothèque du Roi n° 959, in-4° de 117
feuillets »,
Notices et extraits des manuscrits de la
Bibliothèque nationale, t. IV, Paris, an 7 [1799], p.
107-158). Un extrait - la traduction du prologue (ibid., p. 115-120) - en est
reproduit par Didier Kahn dans Hermès
Trismégiste : la Table d’émeraude et sa tradition alchimique, Paris, 1994,
p. 3-8.
[2] P. Travaglia l’a utilisée dans son livre cité à la
note précédente (p. 157-257).
[3] Cf. Charles B u rn e tt (éd.), Hermann of Carinthia : De essentiis, Leyde-Cologne, 1982 ; Richard
C. Dales (éd.), Marius : On the Elements,
Berkeley-Los Angeles-Londres, 1976.
[4] Dans le manuscrit utilisé par Silvestre de Sacy, daté
de 1551 (cf. le Catalogue des manuscrits arabes
de la Bibliothèque nationale, Paris, 1883, p. 403), on a Tuaya
au lieu de Tuana.« Cette différence », explique
Silvestre de Sacy (op. cit.,p. 110), «ne consiste que dans les points diacritiques
de l’avant-dernière lettre de ce mot : avec deux points dessous, c’est un ye; avec un seul point dessus, c’est un noun.
Toutes les
personnes qui ont tant soit peu fait usage des manuscrits arabes savent combien
ces erreurs sont fréquentes, surtout dans les noms propres. »
[5] Hugues ajoute ici au texte arabe une référence à la
«fiction du banquet philosophique antique
», comme le relève F. Hudry.
[6] Julius Ruska, Tabula smaragdina :
ein Beitrag zur Geschichte der Hermetischen Literatur, Heidelberg, 1926, p.
177.
[7] François Nau, « Une ancienne traduction latine du
Bélinous arabe (Apollonius de Tyane) », Revue
de l’Orient chrétien, 2e s., 12, 1907, p. 99-106.
[8] Nau s’égarait ensuite complètement en croyant voir
dans ce texte une traduction hébraïque du Kitâb
sirr al-halîqa, alors que le Catalogue
des manuscrits hébreux et samaritains de la Bibliothèque impériale (Paris,
1866, p. 183) indiquait sans ambiguïté que le ms. Hebr. 1016 comprend une «
Introduction de Balianus, ou traité d’astrologie judiciaire, attribué à
Apollonius de Thyane », et précisait que «cet ouvrage, divisé en cinq livres et
traduit en hébreu sur la version arabe de Honaïn-Ben-Ishâq, traite
principalement de l’influence des figures des astres ». Il y a bien dans le De secretis naturœ une partie consacrée
à « la composition des cercles célestes et des étoiles » (De compositione celestium circulorum et stellarum, p. 56-64 de
l’édition Hudry), mais il y est exclusivement question d’astronomie, ou plus
exactement de physique, et non d’astrologie judiciaire.
[9] Ce
même numéro de Chrysopœia, intitulé Cinq traités alchimiques médiévaux, contient
également : Sylvain Matton , « Avant-propos : éditer des traités alchimiques
médiévaux », p. v-xn ; Antoine Calvet (éd.), «Le De secretis naturœdu pseudo-Arnaud de Villeneuve », p. 155-206 ; A.
Calvet et S. Matton (éd.), « Quelques versions de la [sic] Flos florum du pseudo-Arnaud de Villeneuve », p. 207-271 ; Renan Crouvizier
et S. Matton (éd.), « Deux traités de Valerand Du Bois-Robert, alchimiste
français de la fin du Moyen Âge : l'Épître
à Madame de Bourgogne et l'Épître à
Maître Abraham», p. 274-343.
[10] Pour une information
plus complète sur les différentes versions latines de la Table d’émeraude et
leur diffusion, voir Irene Caiazzo et Jean-Marc Mandosio, « La Tabula
smaragdina nel medioevo latino », dans Hermetism from Late Antiquity to
Humanism / La tradizione ermetica dalmondo tardo-antico alTumanesimo. Atti del convegno internazionale di
studi (Napoli, 20-24 novembre 2001), Tumhout, 2004, p. 681-711.
[11] II n’était donc pas
justifié de le présenter, au sommaire de la revue, comme un « traité alchimique
médiéval. »
Ainsi en est-t-il pour l'essentiel de ce que nous connaissons sur le fameux traité du Secret de la Création des Êtres du sage Bélinous [Apollonios de Tyane].