Voici un texte extrait du Secret du Véda de Sri Aurobindo, qui nous éclaire sur la portée spirituelle des mots, notamment en langue sanskrite et de leur emploi dans divers pratiques, sous forme de mantra, par le mental, la parole ou l'écriture. (cf Le pouvoir du nom)
"les mots, tout comme les plantes, tout comme les animaux, ne sont nullement des productions artificielles, mais quelque chose qui évolue — l'évolution vivante d'un son ayant pour origine certains sons primordiaux. À partir de ces sons primordiaux se développe un petit nombre de radicaux primitifs, dotés d'une immense progéniture qui, de génération en génération, s'ordonne en tribus, clans, familles, groupements restreints ayant chacun une ascendance commune et une histoire psychologique commune. Car le facteur qui a présidé au développement du langage a été le rapprochement, fait par le mental nerveux chez l'homme primitif, entre des sons articulés et certaines significations générales, ou plutôt certaines commodités et valeurs sensorielles en général. Le processus guidant cette association n'avait rien non plus d'artificiel, il était naturel et gouverné par des lois psychologiques simples et bien définies.
Au départ, les phonèmes n'ont pas servi à exprimer ce que nous appellerions des idées; ils traduisaient plutôt vocalement certaines sensations et nuances émotives générales. Ce sont les nerfs et non l'intellect qui ont créé la parole. Pour employer le symbolisme védique, Agni et Vayu, non Indra, ont les premiers façonné le langage humain. Le mental a émergé des activités vitales et sensitives; l'intellect chez l'homme s'est construit en partant d'associations et de réactions sensorielles. Obéissant à un processus similaire, la fonction intellectuelle du langage s'est développée suivant une loi naturelle à partir des sensations et des émotions. Les mots, qui étaient au départ des expulsions vitales pleines d'un vague potentiel sémantique, ont fini par se figer et symboliser des notions intellectuelles précises.
Le mot donc, à l'origine, n'était lié à aucune idée précise. Il avait un caractère général ou qualité, guna, susceptible d'un grand nombre d'applications et, par conséquent, d'un grand nombre de significations possibles. Et ce guna et ses résultats il les partageait avec de multiples sons apparentés. Au début donc, des clans de mots, des familles de mots ont entamé leur existence communautaire avec en partage un capital de significations virtuelles ou réelles, et le droit d'acquérir chacune d'entre elles; leur originalité tient davantage à des nuances dans la traduction d'idées similaires, plutôt qu'elle ne repose sur un certain privilège à exprimer une idée unique. L'histoire du langage, à ses débuts, représente l'évolution, depuis cette mise en commun des mots, vers un système de propriété individuelle d'une ou plusieurs significations intellectuelles. Le principe de la séparation, d'abord fluide, s'est peu à peu durci, jusqu'à ce que des familles de mots et finalement des mots uniques puissent s'émanciper. Le dernier stade de cette évolution absolument naturelle du langage est atteint quand la vie du mot dépend entièrement de la vie de l'idée qu'il représente. Car dans la phase initiale du langage, le mot est vivant et a autant, sinon plus, de pouvoir que l'idée; le son détermine le sens. Dans sa phase finale, les rôles sont inversés; l'idée prime, le son devient secondaire.
(...)Le sanskrit védique correspond à un stade encore plus primitif dans le développement du langage. Sa structure même est moins figée que celle de n'importe quelle langue classique, il possède un multitude de formes et flexions grammaticales, il emploie les cas et les temps de façon fluide et vague, avec cependant une riche subtilité. Et sur le plan psychologique, il ne s'est pas encore cristallisé, le moule rigide de la précision intellectuelle ne l'a pas complètement durci. Le Mot, pour le Rishi védique, demeure quelque chose de vivant, doté d'un pouvoir créateur, formateur. Ce n'est pas encore une convention symbolisant une idée, mais l'auteur et le concepteur même des idées. Il porte en lui le souvenir de ses racines, il est toujours conscient de sa propre histoire. Cette psychologie du Mot gouvernait le langage employé jadis par les Rishis."
Sri Aurobindo, Le Secret du Véda