Extrait de L'Agenda de Mère, octobre
1961
Ce n’est pas en vain que le feu, Agni, était au centre des Mystères védiques: Agni,
la flamme intérieure, l’âme en nous (et qui ne sait que l’âme est du
feu), l’aspiration innée qui tire l’homme vers les hauteurs; Agni,
la volonté ardente de cela qui voit en nous, depuis toujours, et qui se
souvient; Agni, «le prêtre du sacrifice», «l’ouvrier
divin», «le médiateur entre la terre et le ciel» (Rig-Véda III.3.2), «il est
là, au milieu de la demeure.» (1.70.2) «Les Pères qui ont la vision divine
l’ont mis au-dedans comme un enfant à naître.»(IX.83.3) Il est «l’enfant caché
dans la caverne secrète.» (V.2.I) «Il est comme la vie et comme le souffle de
notre existence, il est comme notre enfant éternel.» (L.66.I) «Ô fils du corps (III.4.2),
ô Feu, fils du ciel par le corps de la terre.» (III.25.I) «Immortel dans les
mortels (IV.2.I), vieux et usé, il devient jeune encore et encore.» (II.4.5)
«Quand il naît, il devient la voix de la divinité; quand il a été façonné dans
la mère, comme la vie qui pousse dans la mère, il devient un galop de vent dans
son mouvement.» (III.29.II) «Ô Feu, quand tu es bien porté par nous, tu deviens
la suprême croissance, la suprême expansion de notre être; toute gloire et
toute beauté sont dans ta couleur désirable, dans ta vision parfaite. Ô
Étendue, tu es la plénitude qui nous porte au bout du chemin, tu es une
multitude de richesses répandues de tous côtés.» (III.I.12) «Ô Feu... qui vois
avec une vision divine, vivant océan de lumière (LP 103), ô Flamme aux cent
trésors... ô Connaisseur de toutes choses nées.» (1.59)
Mais nous n’avons pas le seul privilège du feu divin; Agni n’est pas seulement dans l’homme: «Il est le fils des
eaux, le fils des forêts, le fils des choses qui ne bougent pas et le fils des
choses qui se meuvent. Même dans la pierre il est là.» (V.I.70)
Mais nous ne sommes pas encore au coeur du secret védique.
La naissance d’Agni, l’âme (tant d’hommes ne sont pas
nés) est seulement le début du voyage. Cette flamme intérieure, elle cherche,
elle est le chercheur en nous, parce qu’elle est une étincelle du grand premier
Feu et qu’elle ne sera satisfaite qu’elle n’ait retrouvé sa totalité solaire,
«le soleil perdu» dont parle sans cesse le Véda. Mais quand nous nous serons
élevés de plans en plans et que la Flamme sera née successivement dans le
triple monde de notre existence inférieure, physique, vitale, mentale, elle ne
sera pas satisfaite encore, elle veut monter, monter, et nous arrivons bientôt
à une frontière mentale où il semble qu’il n’y ait plus rien à étreindre, plus
rien à voir même, et qu’il faille tout abolir pour sauter dans l’extase d’une
grande Lumière. On sent, alors, tout autour, presque douloureusement, cette
carapace de matière qui nous emprisonne et qui empêche l’apothéose de la
Flamme; on comprend, alors, le cri de celui qui disait: «Mon royaume n’est pas
de ce monde», et les sages védantins en Inde, et peut-être même les sages de
tous les mondes et de toutes les religions qui n’ont cessé de dire: il faut
quitter ce corps pour embrasser l’Éternel. Notre flamme sera-t-elle donc
toujours tronquée ici-bas, notre quête toujours déçue? Faudra-t-il toujours
choisir l’un ou l’autre et renoncer à la terre pour le ciel?
Mais par-delà le triple monde inférieur, les Rishis avaient
découvert «un certain quatrième», tourïyam svid; ils
avaient trouvé «la vaste demeure», «le monde solaire», Swar: «Je
me suis élevé de la terre au monde du milieu [la vie], je me suis élevé du
monde du milieu jusqu’au ciel [le mental]; du firmament céleste je suis allé au
monde solaire, à la Lumière» (Yajour-Véda 17.67) et il est dit: «Mortels, ils
accomplirent l’immortalité.» (Rig-Véda 1.110.4) Quel est-il donc leur secret?
Comment sont-ils passés du «ciel mental» au «grand ciel» sans quitter ce corps,
sans s’extasier si l’on peut dire?
Le secret est dans la matière. Parce que c’est dans la
matière qu’est enfermé Agni et que nous sommes
enfermés. Il est dit qu’Agni est «sans tête et sans
pieds», qu’il «cache ses deux extrémités»: en haut, il disparaît dans le «grand
ciel» du supraconscient (que les Rishis appelaient encore «le grand océan»), et
en bas, il s’enfonce dans «l’océan sans forme» de l’inconscient (qu’ils
appelaient aussi «le roc». Nous sommes tronqués. Mais les Rishis étaient des
hommes d’un solide réalisme (le vrai réalisme: celui qui s’appuie sur l’Esprit)
et puisque les sommets du mental s’ouvraient sur une lacune de lumière,
extatique certes, mais sans prise sur le monde, ils se mirent en route par le
bas. Alors commence la quête du «soleil perdu», le long «pèlerinage» de la
descente dans l’inconscient et la lutte sans merci contre les forces obscures,
«voleurs du soleil», panis et vritras,
pythons et géants, cachés dans «l’enclos obscur» avec toute la cohorte
des usurpateurs: ceux qui dualisent, ceux qui obstruent, ceux qui déchirent, ceux qui couvrent. Mais «l’ouvrier divin», Agni,
est aidé par les dieux et il est conduit dans sa quête par le «rayon
intuitif», saramâ, le chien céleste au flair subtil,
qui le met sur la piste des «troupeaux volés» (étranges troupeaux, qui
«brillent»). Et parfois une aurore fugitive éclate, puis tout s’efface; il faut
avancer pied à pied, «creuser, creuser», lutter contre «les loups» qui se
déchaînent plus on approche du repaire – Agni est un
guerrier. Agni grandit par ses difficultés, sa flamme
devient de plus en plus étincelante sous les coups de l’Adversaire, mais les
Rishis ne disaient-ils pas: «La Nuit et le Jour allaitent tous deux l’Enfant
divin»; ils disaient même que la Nuit et le Jour sont «deux sœurs immortelles
ayant un même amant [le soleil]... communes, en vérité, bien que différentes
par leur forme.» (1.113.2,3) Les alternances de nuit et de clarté se précipitent,
arrive le Jour enfin, et «les troupeaux de l’Aurore» surgissent «éveillant
quelqu’un qui était mort.» (1.113.8) «Le roc infini» de l’inconscient est
brisé, le chercheur dé-couvre «le soleil qui demeure dans l’obscurité»
(III.39.5), la conscience divine au cœur de la Matière... Tout au fond de la
Matière, c’est-à-dire dans le corps, sur la terre, les Rishis s’étaient trouvés
précipités dans la Lumière – cette même Lumière que d’autres cherchaient en
haut, sans leur corps et sans la terre, dans l’extase – , c’est ce qu’ils
appelèrent «le Grand Passage». Sans quitter la terre, ils avaient trouvé «la
vaste demeure» qui est «la propre demeure des dieux», Swar, le
monde solaire originel que Sri Aurobindo appelle le monde
supramental: «Êtres humains [les Rishis soulignent bien qu’ils sont des
hommes], ayant mis à mort celui-qui-couvre, ils traversèrent la terre et le
ciel [la matière et le mental] et firent du vaste-monde leur demeure.» (1.36.8)
Ils étaient entrés dans «le Vaste, le Vrai, l’Exact», Brihat,
Satyam, Ritam, «la lumière qui n’est pas brisée», «la lumière qui est
sans peur», car là il n’est plus de souffrance ni de fausseté ni de mort: c’est
l’immortalité, amritam.
Tout est réconcilié. Le Rishi est «le fils des deux mères»,
il est le fils d’Aditi, la vache lumineuse, la Mère de
l’infinie lumière, la créatrice des mondes, mais il est aussi le fils de Diti, la vache noire, la Mère de «l’infini ténébreux» et de
l’existence divisée, car Diti, finalement, au bout de
son apparente Nuit, nous donne le lait du ciel et la naissance divine. Tout est
accompli. Le Rishi «tient d’un même mouvement les forces humaines et les choses
divines» (IX.70.3), il a réalisé l’universel dans l’individuel, il est devenu
l’Infini dans le fini: «Alors ton humanité deviendra comme l’œuvre des dieux,
comme si le ciel de lumière était visiblement fondé en toi» (V.66.6) et, loin
d’écarter la terre, il prie: «Ô divinité, garde pour nous l’Infini et
prodigue-nous le fini.» (IV.2.11)
Le voyage s’achève. Agni a retrouvé
sa totalité solaire, ses deux extrémités cachées. «L’œuvre inviolable» est
accomplie. Car Agni est le lieu où le haut et le bas se
rencontrent – et, en vérité, il n’est plus de haut, ni de bas; il n’est plus
qu’un seul Soleil partout: «Ô Flamme, Tu vas à l’océan du ciel vers les dieux;
Tu fais se rencontrer les divinités des plans, les eaux qui sont dans le
royaume de lumière au-dessus du soleil, et les eaux qui demeurent en bas.»
(III.22.3) «Ô Feu, ô divinité universelle, Tu es le nœud ombilical de toutes
les terres et de leurs habitants, Tu diriges tous les hommes nés et Tu les
portes comme un pilier» (1.59), «Ô Flamme, Tu fondes le mortel dans une suprême
immortalité... Tu crées la félicité divine et la joie humaine.» (1.31.7) Car la
Joie est le cœur du monde, elle est au fond des choses, elle est «le puits de
miel couvert par le roc.» (II.24.4)."
Mère