"Nous avons choisi, semble-t-il, depuis Adam, de manger le
fruit de l’arbre de la Connaissance, mais, sur cette voie, il n’est pas de
demi-mesures ni de repentirs, car si nous restons prostrés, le nez dans la
poussière, sous l’effet d’une fausse humilité, les titans ou les djinns qui sont
parmi nous, sauront fort bien s’emparer du Pouvoir dont nous n’avons pas voulu,
et d’ailleurs c’est ce qu’ils font, et ils écraseront le dieu qui est en nous.
Il s’agit de savoir si, oui ou non, nous voulons laisser cette terre entre les
mains de l’Ombre pour nous évader, une fois de plus, dans nos divers paradis,
ou si nous voulons prendre le Pouvoir – et d’abord le trouver – pour refaire
cette terre à une image plus divine et, selon la parole des Rishis, «que la
terre et le ciel soient égaux et un seul.»
Il y a un Secret, c’est évident. Toutes les traditions en
témoignent, qu’il s’agisse des Rishis ou des Mages de l’Iran, des prêtres de
Chaldée ou de Memphis ou du Yucatan...
Lorsqu’il lut pour la première fois les Védas dans la
traduction des sanscritistes d’Occident ou dans celle des pandits indiens, Sri
Aurobindo n’y avait vu qu’un document de quelque intérêt pour l’histoire de
l’Inde, mais qui semblait de peu de valeur ou de peu
d’importance pour l’histoire de la pensée ou pour une expérience spirituelle
vivante. Quinze ans plus tard, Sri Aurobindo relisait les Védas dans
l’original et y trouvait une veine continue de l’or le plus
riche tant par la pensée que par l’expérience spirituelle. Entretemps,
Sri Aurobindo avait eu une série d’expériences intérieures
particulières que n’expliquaient guère la psychologie européenne ni les écoles
de yoga ni les enseignements du Védanta, mais que les mantras védiques
éclairaient d’une lumière exacte. C’est donc parce qu’il avait eu ces
expériences «particulières» que Sri Aurobindo fut à même de découvir, de
l’intérieur, le sens vrai du Véda (et notamment du plus ancien des quatre
Védas, le Rig-Véda, qu’il a particulièrement étudié). Le Véda ne lui apportait qu’une
confirmation de ce qu’il avait reçu directement. Mais
les Rishis ne disaient-ils pas eux-mêmes: «Paroles secrètes, sagesses de
voyant, qui révèlent leur sens intérieur au voyant.» (Rig-Véda IV.3.16)
Il n’est donc pas surprenant que les exégètes y aient vu
surtout une collection de rites propitiatoires centrés autour du sacrifice du
feu et des incantations obscures à des divinités de la Nature: les eaux, le
feu, l’aurore, la lune, le soleil, etc., afin d’obtenir la pluie et de bonnes
récoltes pour les tribus, une progéniture mâle et des bénédictions pour leurs
voyages, ou la protection contre les voleurs de soleil – comme si ces bergers
étaient assez barbares pour craindre qu’un mauvais jour leur soleil ne se levât
plus, volé pour de bon. Seuls quelques hymnes «plus modernes» laissaient
filtrer çà et là, comme par inadvertance, quelques passages lumineux qui
pouvaient, à la rigueur, justifier le respect que les Oupanishads, venues au
début de la période historique, accordaient au Véda. Pour la tradition
indienne, les Oupanishads étaient devenues le vrai Véda, le «livre de la
Connaissance», tandis que le Véda, produit d’une humanité balbutiante, était un
«livre des œuvres» dont tout le monde se réclamait, certes, comme de l’Autorité
vénérable, mais que personne n’entendait plus. On peut se demander avec Sri
Aurobindo pourquoi les Oupanishads, dont le monde entier atteste la profondeur,
se réclamaient du Véda s’il n’y avait là qu’un tissu de rites primitifs, ou
comment il se fait que l’humanité ait abruptement passé de ces soi-disant
balbutiements à la richesse intense de l’époque oupanishadique, ou comment, en
Occident, nous avons pu passer des bergers d’Arcadie à la sagesse des penseurs
grecs? Nous ne pouvons pas penser qu’il n’y eût rien entre le
sauvage primitif et Platon ou les Oupanishads."
Mère
L'Agenda, 30 octobre1961